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Grande salle polyvalente
Les traversées, dans les épreuves qu’elles recouvrent, vont venir nous marquer. Simple marque ou traumatisme psychique, elles nous confrontent à la réalité dans ce qu’elle a de plus brut, de plus cru parfois.
Comment ce temps de l’exil, de la migration peut-il s’inscrire dans le corps, dans le psychisme ? Comment cela va pouvoir s’inscrire dans l’histoire des personnes ? Quelle place l’humanitaire, le sauvetage, l’accueil peut prendre dans ces histoires ? Quels outils nous permettent d’accueillir et sublimer ces expériences de l’extrême (carnet de voyage, art-thérapie, écriture, bande dessinée, dessin, musique…) ?
1-Corinne FORTIER, anthropologue, psychologue et réalisatrice, CNRS-LAS, Paris
“Des marins d’Ouessant aux migrants ; péris en mer, rituels de deuil et objets mémoriels”
Mots-clés : marins, migrants, mort, deuil, création rituelle
Migrants et marins partagent un même destin de mer. La situation des migrants « disparus » en Méditerranée n’est pas sans rappeler celle des pêcheurs « disparus en mer ». De même que divers membres d’une même famille, ayant entrepris de traverser ensemble la Méditerranée en quête d’une vie meilleure, peuvent y laisser leur vie, il arrive que plusieurs membres d’une même famille, travaillant en tant que pêcheurs sur le même bateau, disparaissent du jour au lendemain suite à une infortune de mer.
Sur l’île d’Ouessant, suite aux nombreux naufrages, un rite funéraire a été créé autour d’une petite croix de cire, nommée proëlla — dérivé du terme en breton bro-ella qui signifierait « retour au pays » —, représentant de façon hétérotopique le corps du disparu en mer, rite qui aurait subsisté jusque dans les années soixante.
Puisque, dans la religion catholique, un mort dont on n’a pas retrouvé le corps ne peut disposer d’une tombe, la proëlla était veillée à la place du corps du défunt et portée en procession à l’église où elle était conservée dans une urne en bois. Ainsi, dans le cimetière de l’île d’Ouessant figure un oratoire contenant les croix de cire où il est inscrit : « ICI nous déposons les croix de PROELLA en souvenir des marins morts loin du pays, dans les guerres, les maladies et les naufrages ».
Parmi les migrants, beaucoup proviennent de pays musulmans ou chrétiens. Or, en islam comme dans le christianisme, la vie après la mort d’un individu, en l’occurrence son entrée au paradis, en enfer, ou au purgatoire, dépend étroitement de la manière dont il a mené sa vie terrestre. Par conséquent, dans le cas des péris en mer, le processus d’identification des corps constitue un enjeu fondamental, non seulement pour la famille, mais aussi pour l’individu lui-même. Les migrants dont les corps ne sont pas identifiés sont morts deux fois, puisque c’est non seulement leur vie ici-bas qui leur est confisquée, mais celle dans l’au-delà, vie qui est tout aussi importante que la première pour de nombreux migrants, qu’ils soient musulmans ou chrétiens.
Restituer leurs noms aux migrants constitue donc un défi fondamental. C’est l’enjeu du film de Dagmawi Yimer, lui-même migrant, intitulé Asmat–Names in Memory of all the Victims of the Sea (2014) ou « Les noms en hommage à toutes les victimes de la mer ». Comme l’indique son titre, bien que ce film soit un hommage à tous les migrants péris en mer. Ce film redonne à ces migrants disparus en mer une corporalité par le surgissement visuel de leurs prénoms en écriture amharique, ainsi que par leur profération incantatoire
2- Christian Lachal. Psychiatre, psychanalyste. Ex-Consultant pour Médecins sans Frontières, puis Bibliothèques sans Frontières.
“La vie psychique dans les camps de réfugiés”
Mots clés: Camp de réfugiés, Réfugiés, Humanitaire, Agency, État d’Exception.
Sur les routes de l’exode, les Réfugiés se trouvent souvent passer une longue période de leur vie dans des lieux appelés camps. Conçu au départ comme une place d’accueil et de reconstruction, le camp devient souvent un piège, un purgatoire entre l’enfer réel que l’on a fui et un avenir imaginé du retour au pays pacifié ou de la suite de la traversée vers un pays d’accueil idéalisé.
Bien qu’il se situe aux marges de la vie sociale, d’une culture, d’un État, La vie se poursuit dans le camp : des enfants naissent, des réfugiés meurent, des écoles sont ouvertes, des familles vivent, certes dans l’insécurité alimentaire, le manque de soins, la violence et une perte de leur agency. La traversée du camp, comment on y entre, comment on en sort tiennent à des processus psychiques et collectifs mal connus : l’enjeu de cette présentation est d’éclairer cette vie psychique dans le camp, dont les coordonnées spatio-temporelles relèvent d’un état d’exception.
Je partirai des données recueillies au cours de différentes missions en contexte humanitaire.
3- Anne Laure GUERNALEC, psychologue et doctorante , science de l’éducation à l’université de La Réunion.
“Mises aux mondes et traversées : d’une île à l’autre dans l’océan indien”
Mots clés : Mayotte-Comores-La Réunion, mise au monde, migration, Evasan.
La migration d’une île à l’autre dans le sud-ouest de l’océan indien s’articule fréquemment autour des naissances. Entre l’espoir d’une vie meilleure pour la famille et la nécessité d’une prise en charge médicale renforcée, les traversées ont lieu de différentes manières. Elles s’opèrent souvent clandestinement de nuit en kwassa entre les Comores et Mayotte, fréquemment dans le sens inverse lors des reconduites par la Police aux frontières, mais aussi avec l’avion pour ce qui concerne les évacuations sanitaires (Evasan) entre Mayotte et La Réunion. Ces passages d’une île à l’autre sont emprunts de vécus intenses, parfois traumatiques mais jamais anodins. Problématique Comment ces traversées, dont les intentions et les logiques diffèrent, viennent bouleverser les trajectoires humaines ? Comment les discours paradoxaux d’expulsion d’un territoire et de précaution sanitaire par évacuation vers un autre territoire, peuvent-ils cohabiter dans une même histoire familiale ? Comment ces traversées s’inscrivent-elle dans l’histoire des personnes, des familles ? Méthode Au travers de la présentation d’une vignette clinique issue de notre pratique professionnelle et d’une recherche doctorale, nous analyserons qualitativement les enjeux liés à ces passages dans des mondes différents. Résultats Les mises aux mondes en situation migratoire constituent à la fois un moment de grande vulnérabilité mais aussi de grands bouleversements : celles-ci déclenchent des prises de décision et des changements tant au plan individuel, familial qu’institutionnel. Ces migrations en contexte périnatal offrent également la possibilité d’une alliance avec les représentants des institutions. Cet espace créatif permet parfois l’émergence d’un sentiment de sécurité qui autorise non seulement le soutien mais aussi peut-être la réparation d’un espace psychique fragilisé.
4 – Javier Sanchis ZOZAYA, psychiatre et psychothérapeute, centre hospitalier universitaire Vaudois Suisse
“La clinique de l’attente, « un état de transition en suspension », “
mots clés:Clinique de l’attente, demandeurs asile, migrants forcés, déterminants sociaux de la santé, psychosomatique
Dans le cadre des prises en charge psychiatriques des migrants, il n’est pas rare d’être confrontés à de la souffrance psychique issue du fait d’attendre : des migrants qui ont migré pour des raisons économiques et qui attendent à avoir suffisamment d’argent pour retourner au pays et vivre dans de meilleures conditions ; des exilés qui attendent un retour au pays, une fois que la situation s’améliorera ; mais aussi des migrants qui ont sollicité une demande d’asile qui n’a pas abouti et qui sont menacés de renvoi. Cette problématique mérite d’être davantage conceptualisé, notamment pour les migrants menacés de renvoi, car il s’agit d’une population particulièrement vulnérable. Ils ont une accumulation de vulnérabilités bio-psycho-sociales, qui s’enracinent tout le long du parcours migratoire (au pays d’origine, au cours du voyage et au pays d’accueil). Leur prise en charge est un défi pour les institutions sanitaires et sociales.
Souvent, patient et thérapeute, se retrouvent dans un état de « transition en suspension ». « Transition », parce qu’ils attendent le renvoi ou que la décision soit annulée, suite aux recours déposés par le patient. En « suspension », car le temps semble s’arrêter, même si l’attente peut durer des mois, voire des années. Espérant que la situation administrative se précise, les décisions thérapeutiques et les projets d’intégration sont suspendus, mais au risque de provoquer un état de régression psychique : apathie psychique, désinvestissement social, et difficultés pour penser, avec une atteinte à la créativité. Progressivement, une grande détresse psychique s’installe, avec des états anxio-dépressifs, des troubles du comportement, des psychosomatisations, ou une consommation de drogues et alcool.
Afin de dégager des pistes de solution, nous allons aborder le concept de la « clinique de l’attente », inspiré du travail d’Isabelle Lemaire et Joseba Achotegui, celui des « garants métasociaux » de René Kaës, ainsi que du travail de Michel de M’Uzan sur la clinique psychosomatique et des soins palliatifs. Ces concepts vont nous éclairer sur comment le psychisme de l’individu est impacté, avec des répercussions sur la future intégration de ces personnes dans la société d’accueil.